A l’origine de ce jugement, on trouve le constat par l’inspection du travail d’un recours durablement abusif à des salariés placés dans une situation anormale de précarité : durant de nombreuses années, un des établissements XX a en effet exercé son activité en occupant entre 50% et 60% de sa main d’œuvre sous contrat à durée déterminée et/ou en intérim.
Les statuts précaires doivent pourtant demeurer exceptionnels par rapport à la relation normale de travail que constitue dans une entreprise le CDI (contrat à durée indéterminée). Ces contrats précaires ne peuvent être utilisés que pour des motifs précis définis par la loi. Ils ne doivent pas avoir pour objet ou pour effet de pourvoir des emplois relevant de l’activité normale et permanente de l’entreprise. La loi impose donc le respect d’un délai dit "de carence" entre deux contrats temporaires sur le même poste. L’effet de ces règles est d’interdire une présence ininterrompue de salariés précaires à la place d’emplois pérennes.
La situation constatée chez XX relevait d’une fraude manifeste :
- des taux de recours massifs aux CDD (contrats à durée déterminée) et à l’intérim alors que la précarité ne représente que 14% environ de l’emploi total en France ;
- des motifs purement abusifs (accroissement temporaire d’activité durant plusieurs années consécutives pour des milliers de contrats) ;
- le non-respect systématique des délais de carence entre contrats, malgré des tentatives de dissimulation (mentions fictives du contenu des tâches, décompositions grossières des fonctions des salariés en une multitude de petites fonctions etc.) visant à masquer l’occupation durable des mêmes postes de travail.
- des différences de taux horaire de rémunération non justifiées entre travailleurs permanents et travailleurs précaires mettant en évidence une inégalité de traitement
C’est ainsi que des salariés ont été maintenus abusivement et durablement en état de précarité. L’employeur entretenant sans cesse leur espoir de bénéficier d’un CDI, certains sont ainsi restés intérimaires entre 8 et 10 ans, employés sans discontinuer par le biais de contrats établis le plus souvent à la semaine, donc susceptibles de prendre fin à tout moment.
L’autre aspect de cette affaire réside dans la participation directe de l’entreprise de travail temporaire YY à ce système frauduleux. En effet, étant le fournisseur de main d’œuvre principal de XX, établissant plusieurs dizaines de contrats de mission chaque semaine, elle ne pouvait méconnaître, en tant que professionnel de l’intérim, le caractère systématiquement abusif fait par son client XX.
Mais l’inspection du travail a également constaté son rôle prépondérant dans la rédaction des contrats de mission, souvent au-delà des demandes de personnels de XX. Ainsi, des contrats ont été rédigés à l’initiative de la seule société YY de manière à rendre inapplicable le délai de carence, en faisant croire fictivement à des changements réguliers de postes alors que les salariés effectuaient constamment les mêmes tâches.
Du fait de ces fraudes, les contrats temporaires pouvaient s’enchaîner, tout comme le profit commercial et la flexibilité que les deux entreprises pouvaient respectivement en tirer, au détriment des droits des salariés.
Mais les juges ont souligné en plus que les entreprises de travail temporaire avaient pris soin de créer les conditions permettant le maintien de cette situation.
Elles signaient ainsi avec XX des contrats d’entreprise mettant cette dernière dans une situation de client captif : indemnités de "frais de recrutement" instaurées en cas d’embauche directe par la société utilisatrice durant les 6 premiers mois de mission des intérimaires, ristournes sur le taux horaire des salariés accordées au bout d’un certain nombre de semaines d’emploi, taux horaires inférieurs à ceux des travailleurs permanents de XX ….
Compte tenu de l’importance du recours abusif au travail temporaire, les juges d’appel ont condamné sévèrement ces agissements. La qualification juridique relevant du travail illégal a été retenue (délits de prêt illicite de main d’œuvre et de marchandage) : XX a ainsi été condamnée à 70 000 euros d’amende et YY à 60 000. D’autre part, les condamnations seront inscrites au casier judiciaire des deux sociétés.
Ces qualifications pourront ainsi être retenues dans les cas de fraude les plus importants.
Par son exemplarité, cette condamnation :
- met un coup d’arrêt à ce type de système organisé, qui semble relever de pratiques relativement fréquentes. Il n’est pas rare de voir les sociétés d’intérim gérer de fait une partie importante des effectifs de leurs clients à la place de ces derniers. Des tarifications spécifiques sont mêmes prévues : la gestion, par opposition aux prestations habituelles de délégation*.
- vise à modifier le comportement des sociétés d’intérim, pour lesquelles il n’est pas habituel de se voir poursuivies sur ces types de fraudes. En effet, les sanctions pénales prévues sur la thématique du travail temporaire ont d’abord été pensées pour prévenir les agissements abusifs des seules sociétés utilisatrices. Néanmoins, lorsqu’il y a une participation active des sociétés de travail temporaire, leur responsabilité pénale peut désormais être recherchée.
Ce type de décision invite fermement les sociétés d’intérim à ne pas rester passives face aux situations abusives qu’elles peuvent rencontrer chez leurs clients : le cadre légal strict du travail temporaire doit être respecté. Dans le cas contraire, le préjudice subi par les salariés est caractérisé, facilement démontrable….et condamnable !
* Dans ce dernier cas, la société d’intérim utilise ses moyens pour rechercher et former des salariés dans le but de les mettre à disposition des entreprises utilisatrices clientes ; tandis que le système de gestion, forcément moins onéreux, se limite à enregistrer des candidatures spontanées de salariés adressées immédiatement dirigées vers l’intérim.